chapitre 6
Ma Voisine bien-aimée
JOEY.
Je ne passais pas une bonne soirée. Je n’étais déjà pas emballée du tout par l’idée de cette fête - surtout que c’était le genre de fête qui finissait forcément mal, mais de savoir que le visa de travail de Rauxan allait bientôt prendre fin n’aidait pas. Je savais bien que deux ans, c’était long et qu’il pouvait se passer beaucoup de choses d’ici là. Mais je ne voulais pas que les choses changent. Je ne voulais pas que Rauxan reparte en France.
Autre chose, aussi. Je ne le dirais jamais aux filles mais j’avais un peu peur de Henry. Il avait l’air très sympathique, je ne dis pas le contraire. Mais il était anglais ; sa vie était à Londres. Et il était clair qu’Aurora l’aimait vraiment beaucoup. J’avais peur qu’elle décide de le suivre ; après tout, elle pouvait être pâtissière n’importe où…
En clair, je ne voulais pas être à cette fête, je n’étais pas d’humeur à faire la fête, et rien ne pouvait changer ça. Pas même Angie - qui venait d’ailleurs d’entrer dans l’appartement, magnifique dans une robe prêt du corps d’un profond pourpre. Elle était perchée sur des échasses - avec un talon pareil, ça n’entrait plus dans la catégorie escarpins - et malgré ça, elle devait toujours être plus petite que moi. Mais même la voir aussi jolie et à la soirée de mes colocs n’était pas suffisant pour me mettre de bonne humeur.
Assise sur la banquette longeant le mur à droite de la porte de ma chambre - pour une échappatoire plus rapide - je regardai les quelques trente êtres peuplant difficilement les cent mètres carrés de mon appartement. Finn m’avait annoncé fièrement qu’on n’en était qu’à la moitié des invités. Sauf que jamais ça n’allait rentrer. Et j’allais de toute façon me retrancher dans ma chambre d’ici… environ trente minutes. Je n’avais vraiment pas envie d’être là.
— Joe !
Je levai les yeux pour tomber sur le visage souriant de Paolina. Elle avait l’air de s’amuser ; elle était magnifique dans un pantalon cigarette noir qui lui faisait des jambes interminables (les talons vertigineux à ses pieds ne faisaient qu’accentuer l’effet) et une blouse dorée très échancrée dans le dos. Elle portait ses longs cheveux bruns relevés en chignon sur le haut de sa tête. Elle s’installa à côté de moi en me tendant un gobelet gris contenant l’étrange mixture que les garçons avaient confectionné pour ce soir.
Je regardai d’un œil peu convaincu le liquide d’un vert tirant sur le turquoise qui ondulait sur les rebords du verre en carton. Ça ressemblait à de l’eau au sirop de menthe, mais ça sentait très fortement la vodka. J’en pris une gorgée avant de grimacer. C’était dégueulasse.
— Alors, Joe, tu envisages ton échappée vers ta chambre dans combien de temps ? me sourit Paolina en plissant les yeux de malice.
— Vingt minutes. Peut-être moins. Ça dépendra de quand Zack se rendra compte que la musique n’est pas assez forte à son goût.
— Vingt minutes ? T’es optimiste, j’lui en donne pas quinze.
Je haussai les épaules, sentant toujours son regard chocolat sur moi. Je savais qu’elle avait compris ce qui me tracassait, et qu’elle venait pour me consoler ou pour me remonter le moral.
— Joe, je sais que tu fais la tête à cause de cette histoire de carte verte.
Bingo. Je haussai une nouvelle fois les épaules, je n’avais pas envie d’en parler.
— Tu veux pas en parler, je comprends. Et puis c’est pas vraiment le moment. Mais je veux quand même que tu saches… Roxie ne va nulle part. Je trouverais bien un moyen d’étendre son séjour jusqu’à ce qu’elle ait une carte permanente, ou je ferais jouer mes contacts pour qu’elle l’ait plus rapidement. Quitte à faire un mariage blanc ! Ca dérangera pas Rox, je pense. Et je suis presque sûre que Timothy serait d’accord.
— Le premier mari de Whiskey ? m’exclamai-je. Oui, tu me diras c’est bien son genre…
— Aller, ma Joey. Fais pas la tête, je te promets que rien ne changera. Je ferais tout pour l’empêcher. Par contre, s’il te reste que vingt minutes avant d’atteindre ta limite de socialisation, autant les mettre à profit ! Je te rappelle que ce soir c’est opération Angie !
Je laissai échapper un grognement ; discuter avec Paolina m’avait un peu sortie de ma torpeur. Mais je n’étais toujours pas prête à engager la conversation avec Angie. Je ne le serais d’ailleurs probablement jamais.
Malgré moi, mon regard se posa sur l’intéressée qui était en train de discuter avec Whiskey. Evidemment. La capacité d’Asia à pouvoir parler à n’importe qui de n’importe quoi était vraiment incroyable ; une fois, pendant une énième soirée des garçons, elle avait réussi à parler pendant près d’une heure avec un type qui n’avait que deux sujets de conversation : le basketball et les pâtes. Ouais, sans déconner, les pâtes. Il était restaurateur et les spaghettis à la je-sais-plus-quoi étaient sa spécialité. Il était haut en couleur, celui-là ; il avait eu le droit à une apparition dans mon webtoon - et ce n’était pas donné à tout le monde.
Paolina se leva et attrapa mon bras pour m’entraîner avec elle. Je résistai environ deux secondes sans succès ; Paolina possédait une force exceptionnelle. Nous nous dirigions - ou plutôt, elle me dirigeait vers l’endroit où se trouvaient Whiskey et Angie (que je fixai toujours du regard), mais ma vue fut rapidement bloquée par un souriant visage de poupée et deux grands yeux de la même couleur que le caramel.
— Candace ? m’étonnai-je, m’arrêtant à son niveau. Qu’est-ce que… qu’est-ce que tu fais là ?
— Salut Joey ! Hum… Louis et Zack m’ont invitée ? Ça te dérange pas… j’espère…
— Non ! Non, pas du tout ! Ça fait bizarre, c’est tout…
Je tentai un sourire discret. Dans ma vision périphérique, je voyais la tête de Paolina faire des allers-retours entre moi et Candace. Elle allait finir avec un torticolis à ce rythme-là. Je me tournai vers elle.
— Lina… Je te présente Candace… Candace, voici Paolina.
Paolina tendit sa main en direction de ma serveuse préférée avec un immense sourire sur le visage. Elles s’échangèrent les banalités d’usage avant que Candace ne se tourne vers un homme près d’elle que je n’avais pas remarqué. Il était de dos, un peu de profil, et il me disait quelque chose… mais impossible de le remettre.
— Zack a dit que je pouvais emmener quelqu’un ; je baby-sitte mon frangin ce soir, déclara-t-elle en donnant une tape sur le bras de l’homme qui fit demi-tour, interloqué.
— Donc, Joey, Paolina, mon grand frère…
— Charlie ?!
Deux paires d’yeux se posèrent sur moi, surpris. Paolina, elle, regardait toujours… et bien Charlie. L’air plutôt ébahi. Candace pencha la tête vers la droite et sourit.
— Vous vous connaissez ? demanda-t-elle à son frère.
— Il me semble pas… ?
— Euh… non… Enfin, oui. Enfin… Lina ?
Alors que je me tournais vers Paolina pour… quelque chose, une aide quelconque, je remarquai Rauxan arriver vers nous dans sa courte robe rose pâle et ses baskets blanches. Elle fronçait le nez, regardant l’intérieur de son gobelet ; elle venait sûrement de goûter le punch.
— Je sais pas trop ce que c’est leur mixture, là ; Finn appelle ça la fée verte, commença-t-elle (les quelques derniers mots dans un français parfait, contrairement à ce que lui avait, j’en étais certaine, baragouiné Finn). J’espère qu’ils ne l’ont pas acheté tout prêt en pensant que c’était de l’absinthe parce que ça a le goût de vod… ka…
Rauxan orchestra un splendide arrêt sur image, le regard fixé sur Charlie. Elle qui faisait tout pour échapper à la confrontation… Ce dernier la reconnut immédiatement et sourit de toutes ses dents ; il ne semblait pas plus surpris que cela de la croiser ici.
— Rauxan, bonsoir !
Ces deux mots la décoincèrent, elle sourit d’un sourire robotique et tourna sons regard suppliant vers Paolina et moi. Qu’elle n’attende pas quoi que ce soit de moi, je ne comptais pas ouvrir la bouche pour quoi que ce soit dorénavant. Cette situation allait en s’empirant, et j’avais l’intime sentiment que ça n’allait pas s’arranger.
— Rox, commença Paolina. Voici Candace, la serveuse préférée de notre Joe, tu sais ? Et… Charlie, que tu…. que tu connais… son frère, à Candace, je veux dire.
Même Paolina, l’avocate experte en plaidoirie, n’arrivait plus à former des phrases cohérentes. C’était vraiment en train de partir en cacahuète. Où était Zack et sa musique trop forte lorsqu’on avait besoin de lui ?
— Oh… Charlie, tu… tu es le frère de Candace… d’accord, ok. Vous êtes... frère et sœur, ok. Euh… vous nous excusez un moment ? Joe, je peux te parler ?
Rauxan n’attendit pas de réponse, m’attrapa le bras et m’embarqua vers ma chambre. Elle referma la porte sans regarder derrière elle, et je la comprenais très bien. Elle se laissa glisser contre la porte fermée jusqu’à atteindre le sol. Je m’installai sur mon lit, le regard posé sur elle.
— Qu’est-ce qu’il vient de se passer ?
— Euh… j’suis pas sûre, répondis-je. Candace et Charlie sont…
— Frère et sœur… compléta Rauxan.
— C’est très perturbant, dis-je, fronçant les sourcils.
— Tu m’étonnes… ! Je pourrais plus jamais voir Candace de la même manière.
— Ouais, enfin, tu la croises pas souvent.
— Certes, répondit-elle. Mais c’est ton amie. Donc je vais être amenée à la revoir… à d’autres fêtes. Et puis si elle est là c’est qu’elle a été invitée par l’un des garçons… ça ne fait qu’augmenter le pourcentage de chance pour que je la recroise. Et si je la croise elle, je risque de croiser Charlie et le plan c’était que je l’évite.
— Tu pourras pas l’éviter éternellement, tu sais. Crois-moi, j’ai essayé.
— Non mais juste quelques mois… une année, peut-être. Juste le temps de me faire oublier... de lui, des médias… énuméra-t-elle avant de se redresser d’un seul coup. J’y pense, les garçons connaissent pas le cast de 1105 BB, rassure-moi...
— Non, je crois pas, répondis-je alors que Rauxan laissait échapper un long soupir de soulagement.
— Il manquerait plus qu’Oscar débarque…
De grands éclats de voix parvinrent de derrière la porte fermée de ma chambre, puis trois coups distincts y furent frappés. Rauxan se redressa et entrouvrit la porte pour y trouver Paolina. Elle entra et referma la porte.
— C’était quoi ce boucan ? demanda Rauxan.
— Figurez-vous que ce soir, on enchaîne les situations à la con. Kevin est complètement torché, il est monté sur le bar pour déclamer son amour à Whiskey… encore.
— Il est déjà saoul ? m’exclamai-je. Mais il est même pas encore minuit…
— Aurora s’occupe de lui. Il en réchappera sûrement pas.
— Qu’est-ce que t’as fait de Candace et Charlie ? demanda finalement Rauxan.
— Whiskey. Elle occupe Henry, Angie, Candace et Charlie tout en empêchant les moins de 21 ans de boire. Elle doit en être à son dixième verre de fée verte. Je suis de plus en plus convaincue que c’est, en fait, une déesse d’un autre monde.
Paolina vint s’assoir à côté de moi sur le canapé tandis que Rauxan se laissa tomber à nouveau sur le sol, en tailleur. L’avocate nous regarda l’une après l’autre avant de finalement prendre la parole.
— Alors, on fait quoi ? On s’enferme dans ta chambre, Joe ? On retourne à la soirée ? On va se faire un Burger King ? Ou une des dernières séances au ciné ?
— Je vote pour Burger King, déclara Rauxan. Quoi ? Si je retourne à cette soirée, c’est avec de quoi inhiber mon stress. Et c’est pas l’infâme mixture verdâtre qui fera cet effet.
— Tu dramatises, Rox. Il va pas te manger. Et puis il y a plus de cinquante personnes dans l’appartement, tu devrais pouvoir l’éviter sans trop de problème.
— Je suis pas convaincue… bouda-t-elle, mais je savais à son regard qu’elle ne ferait pas d’histoires pour retourner à la soirée.
— Et toi, Joey ? demanda Paolina en se tournant vers moi.
Je jouais avec la fermeture de la veste en cuir que Rauxan avait choisi pour moi tout en réfléchissant. Je n’avais pas envie d’être à cette soirée. Je voulais être dans mon lit, à écouter de la musique en broyant du noir sur la carte verte de Rauxan, le petit ami anglais d’Aurora, Angie, le fait que Charlie et Candace étaient frère et sœur - je ne comprenais pas pourquoi cela me perturbait tant que ça…
Mais, d’un autre côté, Rauxan avait beaucoup travaillé pour m’habiller, dompter mes cheveux… et pas que pour moi. Et puis Whiskey était en train d’occuper les causes de nos problèmes existentiels pour qu’on ait le temps de se poser et de réfléchir… Aurora était là avec Henry, aussi. Et je n’avais pas encore eu le temps de lui parler. Malgré tout, Paolina proposait qu’on parte d’ici, qu’on fuit… et je savais que les filles accepteraient et m’accompagneraient si je leur disais que je ne voulais pas rester…
— Ok.
— Ok ?
— Je veux bien y retourner, précisai-je.