chapitre 2
The British Theory
AURORA.
Neuf heures trente, le rush de la matinée commençait doucement à se calmer. Maddie encaissait l’avant-dernier client, je la laissais donc pour aller récupérer des éclairs dans le frigo. Rauxan m’avait donné la recette de sa mère il y avait de ça trois mois. Et quoi qu’on dise, la pâtisserie française n’avait rien à voir avec celle qu’on nous apprenait dans les écoles américaines. Toutes les viennoiseries que Roxie avait eu la gentillesse de m’apprendre étaient des bestsellers de la boutique.
En revenant les bras chargés de deux plateaux garnis d’éclairs au chocolat et au café, j’aperçus Maddie entre les griffes de mademoiselle Riddles. Je réprimais du mieux possible un sourire moqueur ; Edith Riddles, bien que très sympathique, avait la langue bien pendue. Elle pouvait parler pendant des heures entières et avait pris goût à mes muffins banane-framboise qu’elle venait acheter régulièrement ; habituellement, nous tirions à la courte paille qui aurait la corvée de la servir. Malheureusement, aujourd’hui, Maddie allait devoir s’en occuper !
— Bonjour mademoiselle Riddles ! lui souris-je.
— Oh, bonjour Aurora !
Elle ne me regarda qu’à peine une seconde avant de reprendre le fil de sa conversation avec Maddie qui me lançait un regard désespéré. Elle n’avait vraiment pas de chance, personne n’attendait derrière elle, ça allait durer un moment.
Je posais les deux plateaux garnis sur le rebord de la vitrine pour la remplir méticuleusement. Une jolie présentation donnait toujours envie aux gens d’acheter. Alors que je déposai le dernier éclair au chocolat derrière la vitre, la clochette annonçant l’arrivée d’un client retentit dans la pièce. Je me relevai et essuyai mes mains sur un torchon tout en m’approchant de la caisse. Maddie était toujours avec mademoiselle Riddles, près des chocolats.
— Bonjour ! Que puis-je pour… vous…
Henry.
— Bonjour… sourit-il.
C’était Henry. En chair et en os, devant moi. Dans ma pâtisserie.
Aurora, il faudrait que tu dises quelque chose. Là, maintenant. Je sentais les regards de mademoiselle Riddles et de Maddie sur moi. J’entendis à peine la clochette de la porte principale résonner alors que de nouveaux clients entraient. Henry Carlisle, techniquement mon petit-ami, se trouvait devant moi. Ou plutôt derrière un bouquet de fleurs. De magnifiques fleurs violettes, roses et blanches. Il portait une paire de jeans brut, une chemise bleu clair ouverte sur quelques boutons, et un léger gilet bleu marine. Il souriait. C’était un sourire timide, et je le voyais diminuer au fur et à mesure des secondes remplies de mon silence. Il s’était coupé les cheveux aussi, depuis la dernière fois que nous nous étions… « vus ». Ils étaient maintenant plus courts sur les côtés et une mèche cachait son front.
— Hum… je… je suis désolé d’arriver comme ça à l’improviste. Je… Mon avion a atterri dans la nuit, et je me suis dit que je te ferais une surprise. Je… tiens, c’est pour toi, dit-il en me tendant le magnifique (je l’ai déjà dit qu’il était magnifique, non ?) bouquet de fleurs.
— Je ne peux pas accepter de fleurs dans la cuisine… question d’hygiène.
— Oh…
Qu’est-ce que je venais de dire ? J’étais en train de perdre l’esprit, ou de rêver. Oui, ça devait être ça. J’étais en train de rêver. Henry ne se trouvait pas du tout dans ma pâtisserie, mademoiselle Riddles et les deux étudiantes du côté de l’entrée n’étaient pas en train de nous regarder, Henry et moi, comme si j’étais un phénomène de foire et lui le gros lot d’une loterie – même si, il fallait le dire, il était encore plus séduisant en vrai. Et Maddie n’était pas en train de me tirer par le bras vers la porte battante menant à la cuisine.
— Excusez-nous un instant… on revient.
Mes yeux quittèrent ceux de Henry et la lumière des néons de la cuisine m’aveugla un instant. Je me focalisais sur Maddie qui me regardait comme si j’étais complètement cinglée. Elle n’avait peut-être pas tort.
— Tu trouves pas que ses yeux ont la même couleur que le chocolat fondu ?
— Quoi ? Qu’est-ce que… Aurora, c’est qui ce type ? Pourquoi il t’offre des fleurs ? Et surtout, pourquoi tu les prends pas ?
— C’est Henry. C’est…
Je fronçais les sourcils, réfléchissant ; mon regard se perdit sur un point invisible par-dessus l’épaule de Maddie. Celle-ci semblait pendue à mes lèvres. Il fallait que je me pose une seconde, que je réfléchisse à la situation, que je l’intègre. Histoire de ne pas péter un plomb.
— Techniquement, commençai-je, c’est mon petit-ami.
— Ton petit-ami ?! hurla-t-elle si fort qu’on l’avait très probablement entendue en Autriche.
— Shh !
— Tu as un petit-ami ? Pourquoi tu me l’as jamais dit ? Depuis quand vous sortez ensemble ? Vous vous êtes rencontrés comment ? Il est anglais, non ? Il a un accent… juste, trop sexy. Par curiosité, il aurait pas un frère…
— Maddie… soupirai-je, lançant un regard par le hublot découpé dans la porte battante de la cuisine. Oh non, mademoiselle Riddles.
Maddie vint regarder par l’autre hublot, sur la seconde porte battante. Mademoiselle Riddles s’était approchée de Henry et avait engagé la conversation. J’ignorais ce qu’ils pouvaient bien se dire, ou ce que la vieille femme pouvait bien lui raconter plutôt. Mais ça ne devait pas continuer. Elle avait un peu trop tendance à fourrer son nez partout, et il était hors de question que tout le quartier sache quelle était mon histoire avec Henry.
— Ok. D’abord, on va sortir d’ici, commença Maddie. Ensuite, tu attrapes le bel anglais par la cravate–
— Il porte pas de cravate, rectifiai-je.
— Tu m’as comprise ! Tu l’attrapes et vous montez chez toi. Je m’occupe de la boutique, t’inquiètes. De toute façon, le coup de feu est passé. Toi, tu prends du temps avec ton amoureux. Sérieusement, quand est-ce que vous vous voyiez ? T’es tout le temps en train de travailler…
Je ne dis rien. Maddie n’avait pas besoin de savoir. Elle n’avait pas besoin de savoir que c’était la première fois que Henry et moi nous voyions en vrai… dans la vraie vie. Que nos rendez-vous consistaient à des heures passées en visio conférence ou au téléphone, souvent au milieu de la nuit pour lui ou pour moi – à cause du décalage horaire. Il était bien anglais… il vivait à Londres, et c’était la première fois qu’il venait aux Etats-Unis depuis que nous nous connaissions. Je faisais nuits blanches sur nuits blanches depuis qu’il m’avait annoncé sa venue. Stressée n’était pas un mot assez fort pour décrire mon état d’esprit.
— Merci Maddie.
Mon employée préférée me fit un clin d’œil et poussa le battant de la porte. Après une longue inspiration, je fermais les yeux et la suivait. Dès que je les rouvrais, je tombais sur le visage anxieux mais souriant d’Henry. Malheureusement, la voix de mademoiselle Riddles gâcha un peu le moment.
— Oh, ma petite Aurora ! J’ignorais que vous aviez un prétendant aussi charmant ! Vous me faîtes des petites cachoteries maintenant ? Ne vous inquiétez pas, ma petite, je lui ai bien dit qu’il avait tout intérêt à faire attention à notre pâtissière préférée. Sinon il allait se retrouver avec tout le quartier sur le dos !
Je fis un grand sourire à mademoiselle Riddles. Que pouvais-je faire d’autre ? Je passai de l’autre côté du comptoir, par les petites portes battantes au bout de la vitrine, et me plaçai aux côtés d’Henry. J’attrapai furtivement sa manche et commençai à tirer dessus pour lui indiquer de me suivre.
— C’est gentil à vous, mademoiselle Riddles. Ne vous inquiétez pas pour moi, je suis une grande fille. Voulez-vous nous excuser ? Je laisse Maddie s’occuper de vous, je vous souhaite une bonne journée…
Je lui donnai un autre sourire, celui que je réservais aux clients les plus embêtants. Si je n’avais pas la prestance de Whiskey, j’avais mis au point une technique infaillible pour me débarrasser des clients un peu encombrants : les envoyer vers un collègue, les remercier et surtout sourire. Beaucoup sourire. Cela eut pour effet de la faire sourire à son tour et de tourner la tête vers Maddie qui attendait patiemment derrière les muffins.
— Muffin banane-framboise, mademoiselle Riddles, c’est bien ça ? Combien je vous en mets ?
Je profitai de ce moment de répit pour foncer – sans courir – vers la porte déguisée à gauche de l’entrée. Elle coulissait vers la gauche, à l’intérieur du mur, et un étroit escalier montait jusqu’à mon appartement. Ce n’était pas l’entrée principale, mais c’était un couloir secret bien pratique qui m’empêchait de passer par l’extérieur. J’entendis la porte glisser à nouveau à sa place derrière moi, signe que Henry m’avait suivie. Une fois arrivée dans le salon qui baignait dans une douce lumière ensoleillée, je me tournai vers Henry.
— Désolée pour… ce qu’il s’est passé en bas. Je…
— Il n’y pas de problème, ne t’inquiète pas. C’est vrai que c’est un peu bizarre, me sourit-il. Oh, tiens. Pour toi.
Il me tendit les fleurs que je pris délicatement, les portant à mon visage pour sentir leur parfum. Elles sentaient divinement bon : le printemps, la fraîcheur… et un petit peu son eau de Cologne. Un sourire étira mes lèvres malgré moi, sans pouvoir l’empêcher ; je le cachais parmi les pétales de fleurs.
— Merci… elles sont magnifiques.
— Je t’en prie… ravi qu’elles te plaisent. Je… j’ai quand même cru que… tout à l’heure, que tu n’étais pas contente de me voir.
J’avais fait quelques pas jusque dans la cuisine ouverte pour prendre un vase et le remplir d’eau. Je relevai les yeux sur Henry, il avait porté ses mains à ses poches de pantalon et semblait un peu inquiet. Ça me rassurait. Je n’étais pas la seule à être totalement flippée à l’occasion de notre rencontre. Bon, d’accord. J’étais flippée, et lui était peut-être juste nerveux. Mais il n’était pas non plus parfaitement serein ! Rien que ça, ça m’aidait à me sentir un peu mieux.
— Non, non. Je suis vraiment contente qu’on puisse enfin se voir. C’est juste… un peu bizarre, tu sais ? Tu m’avais pas dit que ton séminaire commençait la dernière semaine d’avril ? La semaine prochaine ?
— Oui, oui. Ça ne commence que dans trois jours. Je dois voir des collègues de l’université de San Francisco donc je suis venu plus tôt. Et euh… je voulais te voir avant le début du séminaire.
Je le regardai, me mordillant la lèvre inférieure. Il fallait que j’arrête de sourire ; il allait me prendre pour une folle. Mais c’était tellement surréaliste de l’avoir devant moi en chair et en os. Même si nous avions beaucoup discuter ces derniers mois, j’avais quelque part toujours eu ce recul de me dire qu’il s’agissait d’une relation un peu bizarre et longue distance qui n’avait que peu de chance d’aboutir à quoi que ce soit. Et puis, les gens peuvent bien dire ce qu’ils veulent quand un océan les sépare. Me retrouver chez moi avec un véritable Henry, aussi adorable et séduisant que celui que j’avais appris à connaître, était très perturbant, excitant mais aussi effrayant.
— Tu… dois sûrement retourner travailler ; je vais te laisser tranquille.
— Oh, non ! Tu ne me déranges pas ! Maddie s’occupe très bien de la boutique. Reste… reste déjeuner !
— Oh, euh… désolé. J’ai rendez-vous pour déjeuner à l’université dans une heure ; je pensais que tu travaillais jusqu’à midi… Mais, tu es disponible ce soir ? On pourrait aller au restaurant, peut-être ?
— Oui ! répondis-je beaucoup trop rapidement. D’accord. Ok pour ce soir.
— Super, me sourit-il. Euh, je redescends par-là ?
— Oh, non. Passe par la porte extérieure…
Je le dépassai et allai dans l’entrée pour lui ouvrir la porte. On arrivait directement à l’extérieur, sur une sorte de patio, des escaliers menaient à la rue. Henry repassa devant moi et se tourna vers moi. Je restai contre la porte, triturant toujours autant ma pauvre lèvre tandis qu’il me regardait du patio ; il n’avait pas l’air d’avoir envie de partir.
— Je te dis à ce soir, alors ? me sourit-il une dernière fois. Je passe te chercher à dix-neuf heures ?
— Oui… oui, c’est parfait.
Il allait se retourner pour partir ; mais il arrêta son mouvement, fit une pause d’une demi-seconde avant de me regarder à nouveau. Il fit un pas vers moi, se pencha et embrassa délicatement le coin de mes lèvres.
Si mon cœur ne faisait pas le malin depuis que Henry avait fait son apparition aujourd’hui, il semblait, actuellement, vouloir sortir de ma poitrine par la force. Si j’avais été un personnage de dessins animés, il aurait déjà bondi à des kilomètres.
J’étais encore totalement sous le choc qu’Henry avait dévalé les escaliers et s’était engouffré dans un tramway. Je ne sais combien de temps je restais comme ça, complètement figée sur le pas de ma porte. Le klaxon d’une voiture me fit sursauter et me sortit de ma transe. Lentement, je rentrai, fermai la porte et allai m’assoir sur le canapé. Il allait vraiment falloir que je me reprenne, je ne pouvais pas rester comme ça à ne pas savoir quoi dire et à bloquer sur tout ce qu’il faisait. Parce que j’avais bien l’intention que pendant son séjour, il fasse pas mal de choses ! Mais on n’en était pas encore là. Chaque chose en son temps… j’attrapai le téléphone fixe sur le guéridon et composai le numéro. Elle répondit après trois sonneries.
— Roxie ? Tu te portes toujours malade au boulot ? J’aurais besoin d’un coup de main…