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chapitre 1
poney-club

  Le « poney club » du quatorze de chaque mois — qui n'avait rien à voir avec les poneys — se déroulait toujours de la même manière. Toutes se retrouvaient chez l'une des cinq membres, accompagnée d'une (ou plusieurs) bouteilles de vin ou de spiritueux dont le degré d'alcool correspondait aux événements des dernières semaines. Plus il était élevé, plus les semaines avaient été merdiques.

​

  Ce soir, cela se déroulait chez Aurora, la pâtissière de la petite équipe, qui avait préparé des cupcakes dans un style baba au rhum. Elle déposait le plateau garni sur la table du salon lorsque l'accent italien de Paolina résonna dans l'appartement. Celle-ci portait dans son sac cabas une bouteille de limoncino en provenance directe d'Italie, et derrière elle Asia apparut tenant un litre de whisky dans chaque main. Quelques secondes plus tard, Rauxan se joignit à elles, s'effondrant dans un fauteuil années 50 après avoir déposé une bouteille de tequila à côté des autres. La dernière à arriver fut Joey, la plus jeune du groupe, qui se figea en entrant dans le petit salon. Dans sa main se trouvait une bouteille extra large de vodka. Son regard passa de ses amies, aux bouteilles disposées sur la table, et à sa propre contribution à la soirée.

​

  — Ça va être une très longue soirée.

​

* * *

​

ASIA.

​

  Je n'avais pas le don de télépathie. Du moins, pas à ma connaissance. Toutefois, chaque fois que je croisais le regard d'un étudiant, d'un collègue ou de qui que ce soit, je pouvais entendre leurs pensées : pitié, hargne et convoitise. Pas nécessairement dans cet ordre.

  Quelques jours auparavant, j'avais dû partir plus tard du travail, comme cela m'arrivait souvent quand mes étudiants préférés me tenaient la jambe pendant des heures et des heures — ce qui se produisait immanquablement en ce premier jour d'avril, tous souhaitant se plaindre auprès de leur conseillère-psychologue favorite (c'est à dire moi) concernant cette fête « puérile » et « dégradante » qu'était le fameux « poisson d'avril ». Avant de partir, j'avais fait un crochet par le bureau de mon supérieur direct qui était aussi mon (récemment promu) fiancé. Je savais qu'il était encore sur place, il travaillait en ce moment sur un gros projet de restructuration du service de santé qui lui prenait beaucoup de temps...

  Lorsque j'ouvris la porte, je le trouvais en train de restructurer. Mais ça n'avait rien à voir avec l'université de San Francisco, et tout à voir avec une longue paire de jambes parfaitement épilées arborant des escarpins en daim de couleur violine, que je savais appartenir à notre collègue des ressources humaines, Sophie, car j'avais complimenté ladite paire de chaussures quelques heures plus tôt.

  Depuis ce jour, tous les regards étaient braqués sur moi. Non pas que ce fut inhabituel, on m'avait souvent dit que je possédais un charisme et un physique qui attiraient la sympathie et le regard des gens. Mais cette fois ci, je pouvais lire dans leurs yeux de la pitié pour celle qui avait trouvé son futur-ex-mari en pleine partie de jambes en l'air avec sa collègue, de la hargne pour celle qui ne comprenait pas que le grand et merveilleux Richard Kaplan ne pouvait pas appartenir qu'à une seule femme et qu'il était bien normal qu'il aille voir ailleurs, ce n'était que le déroulé normal des choses — j'avais donné ma carte de visite à ceux de cette catégorie, pour qu'ils n'hésitent pas à me parler de leurs frustrations vis-à-vis de Richard. Et le dernier type de regards que je me prenais de plein fouet était semblable à celui que lance toute femme à un paquet de chocolat/chips/cornichons (rayez la mention inutile) pendant quelques jours chaque mois. Un regard de convoitise et de désir impulsif – que l'on regrette peu de temps après. C'était ceux-là les plus difficiles à gérer.

  Doublement divorcée à l'âge de 28 ans, je ne me formalisais plus vraiment des ruptures. C'était pour moi quelque chose qui relevait de la résiliation d'un contrat. Je m'étais d'ailleurs demandé, face à mon manque de réaction, si j'avais vraiment eu des sentiments pour Richard. Mais oui, j'étais persuadée et convaincue de l'avoir aimé. Peut-être étais-je simplement blasée ? Blasée de toutes ces relations subitement interrompues et de cet avenir sentimental qui se précisait de plus en plus comme celui d'une trentenaire célibataire et sans enfant... Non que cela me gêne plus que ça. Ou peut-être que si. Je devais avouer que je n'étais pas très au clair sur la question.

  Alors que j'entrais dans mon bureau, après être passée avec succès devant tous les regards en biais et les clins d'œil suggestifs, je trouvais un immense bouquet de fleurs des champs dans les tons ocres posé parmi mon bordel de documents. Je restais plusieurs longues secondes, perplexe, à fixer le bouquet avant de remarquer la silhouette avachie sur l'un des deux fauteuils qui faisaient face à mon bureau. Je le reconnus immédiatement, avant même qu'il ne tourne son visage enfantin vers moi.

 

  — Hey ! Whiskey, t'aurais deux minutes, faut qu'j'te parle d'un truc...

 

  Mon regard passa plusieurs fois du bouquet au visage de Kevin avec, vraisemblablement, une expression interrogative parce que l'étudiant se leva en passant une main sur sa nuque — un tic qu'il faisait à chaque fois qu'il était embarrassé, ce qui arrivait bien plus souvent qu'il ne voulait l'admettre.

 

 — Ah ouais, c'est moi. J'me suis dit qu'avec tout c'que t'avais vécu ces derniers jours, ça te f'rait p't'être plaisir des fleurs... wow, wow ! Whiskey, pourquoi tu...

 

  Le visage de Kevin se décomposa et refléta sa panique et son inquiétude : les larmes s'étaient mises à dévaler mes joues. Je pleurais. Je pleurais comme je l'avais rarement — si ce n'était jamais — fait.

 

* * *

 

  — Tu as pleuré ? s'étonna Rauxan en arrêtant son geste au-dessus des cupcakes.

  — Pendant presque vingt minutes... souffla Asia en buvant une gorgée de whisky.

  — Mais pourquoi ? Je croyais que tu gérais plutôt bien la rupture avec Richard ? demanda à son tour Paolina.

  — Je pensais aussi, bouda Asia. Je veux dire, je suis même pas en colère contre lui ; je le croise sans problème dans les couloirs. Franchement, c'est lui qui a le plus de mal à surmonter ça.

  — La culpabilité, certainement, dit Paolina.

  — Ou l'ego brisé que ce soit Whiskey qui l'ait quitté.

 

  Toutes les jeunes femmes acquiescèrent à la remarque de Joey ; cette dernière avait la capacité d'énoncer les choses de telle manière qu'elles paraissaient évidentes. Quelles s'avèrent au final justes ou non.

 

  — Tu n'as quand même pas pleuré sans raison...

  — C'était peut-être de voir Kevin, lâcha une nouvelle fois Joey, ce qui engendra un rire général.

  — Non, même s'il est très encombrant comme garçon, il a un bon fond.

  — Et c'était gentil de sa part de vouloir te remonter le moral, pointa Aurora du doigt en attrapant la bouteille de jus d'orange pour terminer de remplir son verre de vodka. Et puis sois honnête Whiskey. C'est quand la dernière fois qu'on t'a offert des fleurs ?

 

  Asia fixa un point invisible sur le mur pour réfléchir à la question. Elle avait beau remonter le plus loin possible dans sa mémoire, elle n'arrivait pas à s'en souvenir.

 

  — Tu marques un point, déclara-t-elle finalement.

  — Voilà, tu as peut-être juste été touchée par l'attention, déclara Rauxan.

 

  Asia restait assez perplexe face aux arguments de ses amies. Elle savait qu'elles essayaient de trouver une explication rationnelle mais même si elle était elle-même quelqu'un de très terre-à-terre, elle n'était pas satisfaite par cette interprétation.

 

  — Vous pensez que ça ferait le même effet si c'est une fille qui offre des fleurs à une autre fille ? Ou ça ferait peut-être trop cadeau de bienvenue dans l'immeuble ?

 

  Tous les regards se tournèrent vers Joey dans un lent mouvement digne d'un film d'horreur. Joey n'était pas le genre de personne à parler d'elle ; plutôt réservée, elle écoutait et aidait ses amies du mieux qu'elle le pouvait, mais rares étaient les fois où elle engageait la conversation sur un sujet la concernant.

 

  — Pourquoi ? tenta prudemment Paolina.

  — Tu n'aurais pas quelque chose à nous raconter, Joey ? demanda calmement Aurora.

  — Non...? répondit l'intéressée en se ratatinant dans son fauteuil.

 

* * *

​

JOEY.

 

  Candace n'était pas là. Déjà, la journée commençait mal. Comme chaque matin, j'étais descendue de mon appartement que je partageais avec mes trois colocataires/amis de lycée/muses pour me rendre au Broadway, le café-théâtre de l'autre côté de la rue. C'était ma petite habitude depuis presque six ans, depuis que j'avais emménagé. Et depuis tout ce temps, tous les matins, ma serveuse préférée, Candace, me servait un café viennois sans jamais faillir à sa mission. Si bien que je m'étais souvent demandé si elle prenait des vacances parfois — mais je n'avais jamais osé lui demander.

  Je n'étais pas une grande bavarde. Moins je parlais, mieux je me sentais ; je pouvais compter sur les doigts de mes mains les personnes avec qui je me sentais assez à l'aise pour discuter de tout et de rien. Cela comprenait mes trois imbéciles de colocataires, et mes cinq amies du « poney club ». Qui n'avait en fait rien à voir avec aucun poney : nous nous contentions de nous retrouver tous les quatorze du mois chez l'une ou l'autre et de boire en discutant de nos vies. Cette histoire de poney datait du temps où Paolina avait eu l'idée saugrenue de sortir avec un non-barbu qui la harcelait pour savoir où elle allait et avec qui. Elle lui avait sorti cette histoire de poney club et il avait marché. En y repensant, c'était vraiment un imbécile fini.

  Pour en revenir à Candace, elle commençait doucement à entrer dans la catégorie des gens que j'appréciais suffisamment pour leur parler de ma vie. Mais aujourd'hui, elle n'était pas là, dans sa tenue habituelle blanche et bleue à me préparer mon viennois. Cela n'augurait, évidemment, rien de bon.

 

  — Bonjour Joey, me sourit le gérant de toutes ses dents aveuglément blanches. Un café viennois, c'est ça ?

  — Candace est pas là ?

  — Malheureusement, la pauvre est coincée au lit. Elle s'est choppé une bronchite ou quelque chose dans ce goût-là. Elle doit être particulièrement malade pour pas venir. D'habitude, elle se fait un devoir de te servir tous les matins.

 

  J'étais déçue. Je savais que ce n'était pas bien mais j'étais déçue de Candace. Je savais mon sentiment égoïste, que ce n'était pas de sa faute si elle était tombée malade mais je ne pouvais pas faire autrement.

  Le gérant, Hugh, posa devant moi ma commande et me sourit une nouvelle fois. Je ne le lui rendis pas. La dernière fois que j'avais eu affaire à lui (avant que Candace ne vienne à mon secours), il avait tenté de me soutirer mon numéro de téléphone avec insistance. Bien qu'il ait au moins vingt-cinq ans de plus que moi, cela n'avait pas arrêté ses tentatives multiples. Whiskey, la psychologue du poney club, lui avait diagnostiqué une grave pathologie : macho prétentieux à tendance connard. J'étais assez d'accord avec son analyse.

  Je déposai le paiement de ma boisson sur le comptoir et sortis sans plus de cérémonies. Sans attendre, je goûtais la chantilly ; il y en avait moins que d'habitude. Je traversai à nouveau la rue et tendis la main pour attraper la poignée de la porte principale de mon immeuble quand quelqu'un me bouscula. Je plongeai tête la première dans mon café, ne trouvant absolument rien pour me rattraper. Je voyais aussi très distinctement la porte vitrée toujours fermée face à moi, que j'allais prendre en plein dans le nez.

Je me préparais à l'impact mais il n'arriva pas. Une main — j'en étais sûre, assez large pour faire au moins trois fois le tour de mon bras — me tenait en équilibre à quelques centimètres de la porte. J'avais évité le pire. Mais mon café avait quand même rencontré la dalle de béton, sur le sol.

  En me retournant, je vis deux pupilles bleues, pailletées d'argent. Et juste en dessous, des taches de rousseur, discrètes, sur un nez bien dessiné et des pommettes légèrement rosées. Je me redressai finalement sans avoir quitter des yeux le visage angélique, et le regard inquiet qu'il posait sur moi. Il me fallut un certain temps avant de me rendre compte qu'on me parlait.

 

  — Tout va bien ? Je suis vraiment désolé, votre café... vous allez bien ?

 

  Je tournai la tête vers la personne qui me parlait — et qui m'avait sauvé d'un nez cassé. Il faisait bien une tête de plus que moi (ce qui était rare, j'avais été dotée d'un bon mètre quatre-vingt) et m'analysait pour être sûr que je ne m'étais pas fait mal.

 

  — Tony, tu aurais pu faire attention, franchement ! J'aimerais bien ne pas me faire haïr de mes voisins alors que j'ai à peine emménagé...

 

  Le visage angélique sourit. Ce ne fut qu'à ce moment-là que je remarquai le camion de déménagement garé à quelques pas de là et le carton aux pieds de mon sauveur. Ils devaient emménager dans l'immeuble. Je me réveillai comme si on m'avait mis une claque et me reculai.

 

  — Pardon. Euh, non. Merci. De m'avoir rattrapée. Je. Je regardais pas où j'allais. C'est ma faute. Attendez, je vous... tiens la porte.

 

  Le visage angélique me fit un immense sourire ; ça n'allait peut-être pas être une si mauvaise journée.

 

* * *

 

  — T'as des nouvelles de Candace depuis ? demanda Aurora.

  — Oui. Elle est revenue. Elle m'a fait un double viennois le jour de son retour.

  — Donc... les nouveaux voisins, là...

  — Dis-nous-en plus ! s'exclama Paolina avant qu'Asia n'ait eu le temps de terminer sa phrase. Ils habitent quel étage ? Ils sont en couple ? Non, ils sont pas en couple, sinon, tu ne t'y intéresserais pas. Comment elle s'appelle ? Et c'est qui le Tony pour elle, du coup ?

  — Son frère.

  — Parfait, ça ! déclara Rauxan. J'suis sûre qu'en plus, il l'a juste aidée à déménager.

 

  Joey hocha doucement la tête. Elle avait demandé à Louis, l'un de ses colocataires et la commère du quartier, de faire son enquête.

 

  — Elle s'appelle Angie, elle a emménagé au bout de mon couloir. Elle est étudiante en histoire de l'art européen. Elle est célibataire.

  — Ça s'annonce bien, ça, Joey ! s'exclama Asia. Mais pourquoi la vodka, du coup ?

  — C'est vrai, ça. Tu lui as même déjà parlé... il s'est passé autre chose ?

 

Joey se dandina sur son fauteuil, n'étant pas très à l'aise pour parler de ce qui allait suivre et sachant parfaitement ce que ses amies allaient lui dire.

 

  — Les garçons font une fête bientôt. Leur fameuse « fête du printemps », là... commença Joey. Ils l'ont invitée. Et... ils m'ont obligée à venir. Ils ont dit qu'ils m'attacheraient sur un tabouret de bar si besoin.

  — Je sais que t'es pas trop fêtes, mais ça pourrait être une manière de parler à Angie. On peut voir pour s'y incruster, si tu veux. Comme ça, on empêche les trois sangsues de te mettre la pression ?

 

  Joey regarda Paolina avec un léger sourire. C'était l'une des raisons pour lesquelles elle n'avait aucune appréhension avec ces filles-là. Elles l'acceptaient et l'aidaient pour ce qu'elle était, elles ne la forçaient à rien, la supportaient pour tout. Cela changeait beaucoup des personnes qu'elle avait rencontrées au cours de sa vie.

 

  — Non, le problème c'est que... elle est tellement jolie ! Et il y aura plein de monde qui va forcément tomber en pâmoison devant elle et... un peu comme avec Whiskey, conclut-elle, accueillie par le hochement de tête désespéré d'Asia et ceux positifs et compréhensifs des trois autres. Je peux pas rivaliser.

  — Foutaises ! s'exclama Rauxan en français, sa langue maternelle.

  — Comme elle dit, ajouta Aurora. Tu es très jolie !

  — Tu es intelligente, créative, et une fois que tu auras pris tes aises avec elle, comme avec nous, ça ira tout seul !

  — On ira te trouver une tenue digne de toi qui te mettra en confiance, ajouta Rauxan. Tu seras la reine de la soirée et Angie te tombera dans les bras. Si, si, me regarde pas comme ça. Je te dis que j'ai raison.

  — Si tu peux me faire reine et faire que mon crush me « tombe dans les bras » ; pourquoi tu l'as jamais fait sur toi ?

 

  Rauxan n'avait pas mal pris ce que Joey avait dit. Déjà parce que Joey ne le disait pas de manière médisante, mais surtout parce qu'elle avait entièrement raison. Mais ça n'avait jamais été son genre de vouloir une relation, à Rauxan, elle se contentait de fantasmes. Enfin, jusqu'à maintenant.

  La jeune femme resta silencieuse quelques secondes avant de prendre le coussin le plus proche d'elle et d'enfouir son visage dedans en grognant de frustration.

 

  — Qu'est-ce qu'il y a, Rauxan ? T'as un autre crush ? T'en es à combien, là ? Quatre ?

 

  La jeune femme releva légèrement la tête pour toiser ses amies du regard.

 

  — Vous avez pas vu ?

  — Vu quoi ? demanda Aurora dans un demi sourire en prenant une gorgée de son verre.

 

  La jeune Française attrapa son téléphone portable qu'elle avait posé sur l'accoudoir de son fauteuil et chercha quelque chose pendant une bonne minute. Une fois qu'elle eut trouvé, elle tourna l'écran pour que les autres puissent regarder. Une vidéo démarra, une de ces vidéos d'informations d'une durée de dix minutes qui ne traitent que d'un seul sujet, très souvent en lien avec l'univers people auquel Rauxan avait le malheur d'appartenir.

 

* * *

 

RAUXAN.

 

  J'ai besoin de liquide vaisselle. Je me répétais inlassablement ces quelques mots tandis que j'arpentais les rayons de la supérette de mon quartier. Mais pour être honnête, je ne voyais pas trop qui allait me croire. Personne, franchement. Pas même moi. Toutes mes amies savaient très bien que j'allais dans cette supérette, malgré ses prix exorbitants, uniquement pour voir Charlie, le joli caissier. Mon chef aussi le savait. Même cette dame, là-bas, le savait. Tout le monde le savait. Mais bon, il fallait quand même bien que je trouve une excuse pour y mettre les pieds, dans cette supérette. Ce n'était pas comme dans un musée ou une galerie d'art où je pouvais juste flâner pour passer le temps.

 

  Je me décidai finalement sur le liquide vaisselle parfum fleur d'oranger — que j'avais mis bien trop de temps à choisir pour un tel produit, et me dirigeai d'un pas lent vers la seule caisse ouverte. On était vendredi, à huit heures moins dix, quelques minutes avant la fermeture. Le magasin était, évidemment, bondé et ce très cher Charlie semblait un peu surbooké. J'attendis quelques instants, que le rush à la file se calme, puis m'avançai. Je me retrouvais derrière une petite grand-mère que j'avais déjà croisée plusieurs fois et qui devait avoir une demi-douzaine de chats vu le nombre de pâtés qu'elle achetait, et derrière moi se faufila sans aucune discrétion une bande d'étudiants s'achetant une quantité indécente d'alcool — ce qui me rappela que le poney club approchait et que je n'avais pas encore déterminé quelle bouteille j'allais apporter.

​

  Pendant que Charlie aidait la cliente à mettre ses achats dans son caddie, j'entendis les jeunes derrière moi commencer à se chamailler à voix basse. Ils semblaient ne pas vouloir être entendus. Malheureusement pour eux, j'entendis quelques bribes de leur conversation : « Oscar Sullivan » furent les deux mots qui me firent tendre l'oreille.

  Je connaissais bien Oscar, malheureusement. En tant que maquilleuse professionnelle, j'avais la chance (ou pas) de côtoyer certaines stars de la télévision et du cinéma américain. Oscar en faisait partie depuis déjà une dizaine d'années — il avait commencé ado, chez Disney. Aujourd'hui, il faisait partie du casting d'une série télé qui se voulait hommage des émissions sur plateau très en vogue dans les années 80 et 90. Vous voyez, celles avec les rires et les applaudissements préenregistrés ?

  Ça s'appelait 1105 Boulevard Belrose. On suivait la vie de tous les jours des habitants de l'immeuble situé au 1105 boulevard Belrose ; c'était assez banal comme scénario mais cela rencontrait un succès étonnant. Alors, il n'était pas rare que j'entende par hasard le nom des acteurs. Même si celui d'Oscar n'était pas le plus courant, il n'était pas un acteur récurrent — pour le moment, en tout cas. Il avait dû faire une de ces conneries dont il avait le secret. Une histoire de fille, probablement.

 

  Charlie salua la vieille femme avant de se tourner vers moi avec un sourire. Je lui rendis timidement, laissant mon regard caresser ses traits délicats. Il avait un visage long et légèrement anguleux mais bien proportionné. Ses lèvres étaient fines mais étaient largement compensées par un sourire aux dents blanches ; j'avais remarqué que l'une de ses incisives était un peu de travers. Je croisai son regard d'un bleu acier à la fois froid et scintillant juste au moment où l'un des jeunes du groupe derrière moi se décida à dire tout haut ce qu'ils chuchotaient jusqu'à maintenant.

 

  — Excusez-moi, mademoiselle. Vous seriez pas Rauxan ?

  — Hein ?

 

  Je clignai trois ou quatre fois des yeux en fixant le jeune aux courts cheveux blonds qui me regardait avec un léger sourire de satisfaction mais une lueur d'appréhension dans les yeux.

 

  — Ouais, Rauxan. La meuf d'Oscar Sullivan ! ajouta l'un des autres jeunes.

  — Hein ?

 

  Suite à mon manque aberrant de réaction intelligente, quelqu'un tourna l'écran de son téléphone portable vers Charlie et moi — celui-ci écoutant la conversation avec beaucoup d'attention depuis que la notion « meuf d'Oscar Sullivan » s'y était glissée. Je vis alors défilé une vidéo amateur reprenant le passage d'une émission d'informations, la partie réservée aux actus des stars. Il y avait deux invités spéciaux : Oscar dans son éternel jeans délavé et le petit nouveau de l'équipe, Kurt Anderson (qui était en fait de six ans mon aîné et qui avait à son actif une dizaine de films et séries de plus que sa costar blonde). L'extrait était coupé de façon à ce que l'on ne les voit répondre qu'à la question que les journalistes adoraient poser : « Si vous pouviez sortir avec n'importe qui, dans l'équipe de 1105 Boulevard Belrose, ce serait qui ? » Kurt eut la décence de réfléchir avant de déclarer qu'il trouvait toutes les filles de l'équipe de tournage très belles et qu'il ne pouvait définitivement pas choisir. C'était bien une réponse de star expérimentée, ça. Quant à Oscar, il semblait totalement dans ses pensées et répondit la pire des choses qu'il aurait pu répondre.

 

  Je regardai la vidéo continuer de se dérouler sur le petit écran de téléphone, faisant apparaître successivement mon prénom (et son orthographe douteuse, oui, je sais), ma photo de profil Twitter (pourquoi je m'étais fait un compte là-dessus déjà ?) et un résumé bien trop détaillé de ma vie jusqu'à aujourd'hui. Heureusement, ni mon nom de famille ni mon adresse n'avait été divulgués. Je ne savais plus où donner de la tête, je ne savais pas comment réagir...

  Il n'y avait qu'une seule chose de sûre : j'allais tuer Oscar.

 

* * *

 

  Tous les regards étaient tournés vers Rauxan qui fixait le sol de ses grands yeux mordorés. Ses amies digéraient la vidéo qu'elles venaient de voir ainsi que le récit de sa découverte.

 

  — Tu... tu as revu Oscar depuis ?

  — Pas encore.

  — Pourquoi ? T'es pas allée bosser ? demanda Joey en penchant la tête sur le côté, faisant tomber toutes ses lourdes boucles brunes sur son épaule gauche.

  — J'me suis portée malade.

  — Pourquoi ? continua prudemment Aurora.

 

  Rauxan releva les yeux vers ses amies et les regarda comme si la lueur de désespoir au fond de ses yeux allait suffire pour qu'elles comprennent ce qu'il se passait.

 

  — Charlie m'a invitée à sortir, dit-elle.

  — Mais c'est une super nouvelle, ça ! s'exclama Paolina.

  — Kurt aussi m'a invitée à sortir.

 

  Asia s'étouffa à moitié en buvant son verre. Kurt Anderson était connu pour être « le célibataire le plus en vue de San Francisco », mais aussi et surtout pour son métier annexe de mannequin. Mannequin de sous-vêtements pour homme.

 

  — Ria me déteste. Bon, ça, ça change pas de d'habitude. Elle m'a envoyé des dizaines de messages en me menaçant de balancer au chef que je ne suis pas vraiment malade.

  — Attends, attends, attends. On s'en fout de Ria. Tu as été invitée à sortir par Kurt Anderson ?!

  — Et Charlie ?!

  — Tu as dit quoi ?!

  — J'ai rien dit ! Je sais pas quoi dire ! Je suis sensée dire quoi ? Je suis nulle pour ça, je vous rappelle ! Et puis dès que je vais dans un endroit où il y a des gens, on me remarque ! J'vous jure que je vais tuer Oscar. Et puis je le ramènerai à la vie grâce aux connaissances vaudou de ma grand-mère. Et je le tuerai à nouveau.

  — J't'aiderai, déclara Joey. J'ai des poupées dans mon tiroir à chaussettes.

 

  Les deux jeunes femmes tendirent le bras l'une vers l'autre, le point serré comme pour scellé leur rendez-vous pour le moins inhabituel.

 

  — Donc, t'as pas encore vu Oscar ?

  — Il m'évite ce petit salopard. Il répond pas à mes messages ni à mes coups de fil ; et il est hors de question que je retourne au boulot maintenant. Faut que tout ça se calme. Et encore, je sais pas si je pourrais encore me montrer après ça. J'veux dire... toute la ville pense que je suis la dernière conquête en date d'Oscar Sullivan !

  — Ça va aller, Roxie. Ça va bien finir par se tasser, déclara Aurora dans un léger sourire.

  — Et t'as un rencard avec Kurt Anderson, ajouta Asia.

  — Et avec Charlie-le-caissier-mignon, compléta Joey.

 

  Rauxan laissa échapper un long grognement de frustration, rejetant sa tête en arrière, sur le dossier du fauteuil. Elle était vraiment complètement perdue. Elle voulait changer de sujet... et vite. Paolina, l'avocate italienne, répondit à sa demande silencieuse.

 

  — On dirait que t'as mis les pieds dans un téléfilm romantique. Moi qui pensais que c'était mon tour d'avoir l'histoire la plus rocambolesque, dit-elle en boudant, une lueur amusée dans les yeux.

  — Pourquoi ?! Raconte-nous ! s'exclama Rauxan, heureuse du changement de sujet.

  — C'est Phelps ? Il a enfin arrêté de tourner autour du pot et t'as déclaré son amour débordant pour toi ?

  — Yeurk. Non. Et j'espère que ça n'arrivera ja-mais ! grimaça Paolina à la remarque d'Asia. Non, un mafieux libanais est en train de racheter tous les commerces de la rue de mes parents. Et évidemment, ils ne voient pas le problème, ils sont devenus amis avec lui, et ils l'ont invité à manger dimanche dernier avec toute la famille...

  — Il est mignon ?

  — C'est quoi son nom ? T'as une photo ?

  — Est-ce qu'il est barbu ?

  — S'il fait partie de la mafia libanaise, il doit avoir un énorme engin, conclut Joey.

 

  Paolina regarda chacune des jeunes femmes présentes avec beaucoup de patience mais les deux yeux écarquillés.

 

  — Parfois, vous me faîtes flipper.

 

* * *

 

PAOLINA.

 

  Je regardais l'aiguille des secondes faire le tour du cadran de mon réveil. Une fois. Deux fois. Trois fois. Au fur et à mesure, la grande aiguille la suivait. Bien plus rapidement que je ne l'aurais souhaité, le réveil indiqua dix heures quinze. L'heure extra-limite que je m'étais fixé pour ma première grasse matinée depuis des lustres. Grasse matinée sur le papier, parce que j'étais tellement habituée aux réveils à six heures du matin que mes yeux s'étaient ouverts sans me demander mon avis à cinq heures trente-trois pour être exacte. Mais j'étais quelqu'un de têtu. J'avais décidé qu'aujourd'hui, je ferais la grasse matinée ; donc j'avais traîné au fond de mon lit. Jusqu'à ce moment fatidique. Il fallait que je me lève, j'avais rendez-vous à onze heures trente chez mes parents pour le repas de famille hebdomadaire. Je ne pouvais pas le louper sous peine de malheur mortel pour ma mère — elle était italienne, et un cliché ambulant.

  Je me traînais donc hors du lit jusqu'à la salle de bain dans laquelle je m'enfermais pour trente bonnes minutes. J'en ressortais fraîche et pimpante — du moins, c'était l'impression que cela donnait. J'enfilais une paire de collants semi-opaque, une jupe mi longue en laine noire et le chemisier vert d'eau que Giulia, ma sœur, m'avait offert pour Noël. Je me chaussais finalement de ma paire de bottines en cuir tout en essayant d'accrocher mes boucles d'oreilles avant de sortir de l'appartement emmitouflée dans un trench épais noir et une écharpe d'au moins dix mètres. Bien que le mois d'avril fut déjà bien entamé, les températures ne semblaient pas vouloir monter plus haut que dix degrés.

  Après dix minutes de métro et quelques minutes de marche, je me retrouvais finalement à grimper à l'appartement de mes parents, à l'étage de leur petit commerce de cuisines du monde. Cela me faisait toujours bizarre de revenir ici, là où j'avais grandi jusqu'à ce que j'entre à l'université. Je me demandais comment on avait pu tenir à quatre enfants, en plus de mes deux parents, dans un appartement aussi petit. Certes, il était plus grand que le loft que j'avais pu m'offrir, mais il ne comportait que trois chambres et une unique minuscule salle de bains.

  J'entrai sans frapper et fut accueillie par l'odeur persistante de la tomate, du basilic et de l'huile d'olive. Ma mère préparait (encore) des pâtes à l'italienne. Le cliché était bien trop persistant dans cette famille...

  J'eus à peine le temps de déposer mon sac à main sur le sol et mon manteau par-dessus la montagne de vêtements déjà accrochés sur le portant que mes neveux et nièces se ruèrent sur moi. Ils étaient au nombre de cinq ; la première à foncer dans mes jambes fut Robyn, suivie de près par son cousin Galileo. Tous les deux âgés de sept ans, ils s'entendaient trop bien et n'avaient même pas besoin de communiquer pour faire les pires des bêtises. Les deux plus grands, Marcello et Jasper ne mirent pas beaucoup plus de temps pour venir se coller à moi en réclamant mon attention. Je manquais de tomber tout en voyant la petite dernière, Evelina, arriver vers moi en essayant elle aussi de ne pas finir les fesses par terre.

 

  — Bambini ! Laissez donc entrer cette pauvre Paolina !

 

  J'entendis mon père grogner depuis le salon où je le savais assis dans son fauteuil, à gauche de la cheminée (que je n'avais jamais vu en état de fonctionner), un verre de scotch à la main. Mon père était un italien pur souche sauf en ce qui concernait l'alcool. Sur ce point-là, il était écossais.

  Je me baissais en souriant pour embrasser chacun de mes neveux et nièces adorés. J'étais reconnue comme étant la tata gâteau. Mes sœurs étaient sûres que c'était parce que mon « horloge biologique » me titillait. Mais j'adorais juste les gâter, il n'y avait aucune histoire d'horloge là-dessous. Je gardais Evelina dans mes bras tandis que j'avançais dans l'appartement. Comme je m'en doutais, je trouvais mon père assis dans son fauteuil, mes deux beaux-frères installés sur le canapé à discuter du dernier match de basket avec mon petit frère, Antonio, qui lui était adossé au manteau de la cheminée. J'embrassai mon père puis Ian et Robby avant d'enlacer Nino que je n'avais pas vu depuis un petit moment. C'était le petit bébé de la famille, il faisait ses études à Los Angeles ; il était boursier en cinéma, donc il travaillait beaucoup et je ne le voyais que dans les rares occasions où son emploi du temps et le mien coïncidaient.

 

  — Piccolina, Piccolina... pourquoi t'es là ? me scruta mon frère d'un œil soupçonneux.

  — Moi aussi je suis contente de te voir, Nino...

  — Ah non, détrompe-toi, je suis super content de te voir, sorella mais... t'aurais dû te porter malade.

  — Quoi ? Pourquoi ça ?

  — Ta mère te l'a pas dit ? ajouta Ian, le plus vieux de mes beaux-frères — l'aînée de la famille, Giulia, s'était mariée avec lui douze ans plus tôt, j'étais encore une ado à l'époque ; ils étaient toujours très heureux et avaient accueilli leur troisième et dernière, Evelina, il y avait trois ans déjà.

 

  Je fronçai les sourcils en regardant tour à tour Ian, Robby et Nino. Ils me cachaient un truc et prenaient un malin plaisir à me laisser mariner. Je sentais le regard las de mon père se poser sur mon dos. Outre Nino, c'était avec mon père que je m'entendais le mieux. Il avait toujours été le premier à accepter mes choix, qu'ils soient en lien avec ma carrière professionnelle ou mon absence de relation sentimentale. Ce qui était le parfait inverse de ma mère qui jurait, à chaque fois que je la voyais, qu'elle me marierait avant la fin de l'année. Cela faisait maintenant cinq ans qu'elle me le répétait sans jamais parvenir à ses fins. Pourtant, ce n'était pas faute d'avoir essayé.

 

  — Ah ! Ma chérie ! Tu es là ! Je me disais bien que j'avais entendu la voix de ma Piccolina chérie. Comment vas-tu ? Laisse-moi te regarder. Tu as maigri, non ?

 

  J'embrassai ma mère qui me le rendit par une étreinte faite de palpations ; elle se devait de vérifier que je n'avais pas perdu les petits bourrelets autour de mes hanches si caractéristiques des Benedetti. Si ma mère voyait la contenance de mes repas, elle ne s'inquièterait plus de leur disparition.

  Le problème principal du travail d'avocate, contrairement aux idées reçues, ne consistait pas à être harcelée par des clients mécontents ou des ex-taulards, mais se révélait être l'absence de temps pour un repas autre que celui commander au chinois ou au burger au coin de la rue, ainsi que le manque cruel d'énergie pour une séance hebdomadaire de sport à cette salle de gym dont l'abonnement m'avait coûté un rein.

 

  — Maman, pourquoi les hommes me regardent-ils comme si j'étais l'attraction de la journée ?

  — Tu ne t'es pas maquillée ? me demanda Pia en scrutant mon visage. Giulia, passe-moi mon sac, je dois avoir un tube de rouge à lèvres quelque part...

 

  Je fronçai les sourcils, regardait tour à tour mes sœurs, ma mère, les quatre hommes et les enfants qui s'étaient déjà installés à leur place, sur la grande table familiale. Ce fut à ce moment-là que je la remarquai et que je compris. Il y avait une chaise en trop.

 

  — Oh non. No, no, no! Mamma, mi hai promesso che non...

 

  Lorsque quelque chose me stressait ou m'énervait, j'avais tendance à parler italien. Ce qui était assez handicapant pour une avocate.

 

  — Aspetta di incontrarlo prima di arrabbiarti! Il est très gentil, il est très beau aussi. Marcello, non è bello? déclama ma mère en se tournant vers mon père, qui ne prit même pas la peine de répondre à la question.

 

  Je pinçai l'arrête de mon nez pour tenter de ne pas hurler sur ma mère. Ce n'était pas la première fois qu'elle me faisait le coup d'inviter un homme aux réunions de famille dans le seul et unique but de me le présenter et avec l'espoir que je tombe raide dingue de lui. Ça n'était jamais arrivé, pour la simple et bonne raison que je n'allais certainement pas faire ce plaisir à ma mère (et à mes sœurs qui semblaient avoir été mises sur le coup aujourd'hui). Et puis, il fallait le dire, ma mère et moi n'avions pas vraiment la même définition de l'homme de mes rêves...

 

  — Mamma...

 

  Je n'eus pas le temps d'en dire plus, on frappa trois coups secs à la porte. Ma mère s'agita et se frotta les mains sur son tablier une bonne vingtaine de fois avant de se rendre compte qu'elle allait devoir ouvrir la porte si elle voulait que mon apparemment futur mari — au vu de ce qu'elle déblatérait à toute vitesse dans un italien nerveux — puisse entrer.

  Tandis que Pia essayait de me faire mettre du rouge à lèvres sous les regards amusés de mes beaux-frères et de Nino, mon père se leva de son fauteuil pour aller accueillir le nouvel arrivant. Quand je vis ça, je compris qu'il m'était impossible d'échapper à cette rencontre. Si mon père se levait pour accueillir l'un des prétendants que m'avait trouvé ma mère, c'était qu'il le considérait digne de sa dernière petite fille. Je lâchais un grognement de frustration — et de résignation — tout en esquivant une nouvelle tentative de Pia.

 

  — Basta !

 

  Je me dégageai finalement des tentacules di sorellanza mais alors que je tentais de m'échapper vers la cuisine, mon corps se heurta à une immense masse sombre — vraiment immense, et un parfum de cuir brûlé me fit tourner la tête. Je relevai les yeux pour ne rencontrer qu'une masse rousse et finalement deux yeux ambrés. Je me reculai d'un bond, rencontrant cette fois-ci le torse de mon petit frère qui coupa court à un possible échappatoire. Je sentis son sourire contre mon oreille.

 

  — Wyatt, entrez, entrez. Je vous présente mes enfants... Giulia et son mari, Ian. Ma seconde fille, Pia et son mari Robert... mes adorables petits enfants. Bambini ! Marcello, Jasper, Robyn, Galileo et ma petite Evelina.

 

  Cazzo ! Je regardai le dénommé Wyatt sourire à chacun des membres de ma famille. Il était canon. Il était vraiment canon. Il faisait bien vingt centimètres de plus que moi, ses longs cheveux bruns-roux étaient relevés en un petit chignon et sa chemise noire cintrée mettait en avant sa carrure impressionnante.

 

  — Voici mon fils, Antonio, il est boursier à l'université de Los Angeles, vous savez. Il va devenir un grand réalisateur, un jour.

  — Enchanté, Wyatt, sentis-je mon frère bouger derrière moi pour lui serrer la main. Et voici...

  — Votre petite amie ? demanda-t-il d'une voix grave sans me quitter des yeux.

  — No, no! Paolina è sua sorella! se dépêcha de rectifier ma mère. Paolina est ma dernière fille, elle est célibataire.

 

  Je jetai un regard noir à ma mère. La subtilité n'avait jamais été son fort, mais là elle battait des records ! Je continuais de la regarder quand le fameux Wyatt prit ma main pour la serrer délicatement.

 

  — Enchanté. Wyatt Aslan.

 

* * *

 

  — Grands Dieux... souffla Aurora en regardant la photographie qu'elles avaient trouvé sur internet.

  — Ça va, il est pas si beau que ça, grommela Paolina.

  — Euh... tu l'as bien regardé ?! s'exclama Asia.

  — Même moi je pourrais me laisser tenter par ce mec, assura Joey.

  — Je suis sûre qu'il n'y a pas autant de muscles, normalement... dans des bras normaux, déclara Rauxan en fronçant les sourcils.

  — Bref, déclara Paolina en appuyant sur l'écran de l'ordinateur portable pour le refermer. Là n'est pas le problème.

  — Et il est où le problème ?

  — C'est un mafieux ?

  — Ah. Oui. Ça.

  — Ouais, ça. Je ne l'ai pas dit à mes parents, mais A.S.L. Corp. dont il est le PDG est connu pour être une des façades de la mafia libanaise de San Francisco. J'ai déjà croisé son nom plusieurs fois dans des dossiers.

  — Il sait que t'es avocate ?

  — Non. Ma mère évite de raconter à mes futurs maris que je suis une femme brillante avec une carrière en pleine expansion. Tu comprends, ça pourrait les faire fuir.

  — Je crois que je m'entendrais pas avec ta mère, déclara Joey en contemplant son verre de tequila.

  — Qu'est-ce que tu vas faire, du coup ? demanda Asia.

  — J'en sais encore rien. Je ne veux pas effrayer mes parents, mais je dois quand même leur faire comprendre qu'ils ne doivent pas trop s'approcher de ce Wyatt. Je ne voudrais pas qu'ils se fassent embobiner par ses belles paroles...

 

  Toutes acquiescèrent en silence. Il n'y avait pas grand-chose à dire d'autre. Bien qu'aucune d'elles n'avaient jamais eu de problèmes notables dans leur belle ville de San Francisco, celle-ci était tout de même assez grande pour contenir un ou deux gangs et quelques membres de la mafia — quelle que soit son origine.

 

  — Et toi, alors, Aurora ? demanda finalement Paolina pour changer de sujet.

  — Oui, du nouveau du côté de l'adorable Henry ?

 

  Aurora se ratatina dans le canapé, et commença à jouer avec ses doigts — signe de nervosité chez la pâtissière. Elle ne répondit pas tout de suite, ce qui inquiéta ses amies.

 

  — Il s'est passé un truc ? Parce que t'as pas pris de bouteille ce soir...

  — Mais les gâteaux sont au rhum, précisa Rauxan.

  — Il s'est passé quelque chose ! s'exclama Joey.

 

  Toutes quatre s'étaient tournées vers Aurora en attendant une réaction de sa part. La jeune femme avait toujours eu du mal à parler de sa relation avec Henry, son petit ami depuis maintenant de longs mois. Il fallait dire que leur histoire était assez atypique. Ils s'étaient connus sur un forum, sur internet et ne s'étaient jamais rencontrés. Ils n'avaient fait que discuter par messages et vidéos conférences.

 

  — Il est pas malade au moins ?

  — Han, nan ! Nous dis pas qu'il t'a largué !

  — Non, non, il... il va bien. C'est juste qu'il... commença Aurora. Il doit suivre un séminaire à Palo Alto la semaine prochaine.

  — Il va venir aux Etats-Unis ?!

  — Vous allez enfin vous rencontrer ?!

 

Aurora ne partageait pas l'entrain de ses amies. Du moins, elle ne le partageait pas totalement. Une boule lancinante avait envahi son estomac dès le moment où Henry lui avait annoncé qu'il allait traverser l'Atlantique pour deux semaines de séminaire et qu'il souhaitait la voir.

 

  — Oui mais...

  — Ah non ! Je ne veux pas entendre de mais ! s'exclama Asia. Tu vas rencontrer ton Henry, tu vas le faire tomber amoureux de toi une deuxième fois. Il va te demander en mariage et il ne va plus jamais repartir dans sa campagne londonienne et vous allez vivre heureux jusqu'à la fin des temps !

  — Je ne suis pas sûre qu'on puisse qualifier Londres de campagne... rectifia Joey.

  — Même si j'adore l'idée, dit Rauxan, je ne suis pas convaincue par ta prédiction, Whiskey.

  — Je viens d'échapper, de peu, à un troisième mariage foireux, laisse-moi rêver, veux-tu ? Non, plus sérieusement, Aurora... de quoi as-tu peur exactement ?

  — Et si... et s'il était déçu ?

  — Par quoi ? Ton adorable sourire ?

  — Ton intégrité et ta tolérance ?

  — Tes cookies ?

  — Je crois pas que ça soit le sujet, Paolina... sourit Aurora.

  — Hu-hu. Tu peux ferrer n'importe quel être humain avec tes cookies. Crois-moi, toute la dynamique séductrice des femmes de ma famille est basée sur la bouffe, je sais de quoi je parle.

  — Mais t'es célibataire, déclara Joey en fronçant les sourcils.

  — Je suis l'exception qui confirme la règle, moi. Et puis mes deux sœurs sont mariées. Mais là n'est pas la question. Aurora, tu n'as rien à craindre, vraiment. Comment il pourrait ne pas t'aimer ? Tu sors tout droit d'un Disney.

  — Et si lui était en fait un vrai connard ?

  — On lui fera une vasectomie propre et pas chère, répondit Rauxan.

  — Je crois que l'un des ex de Timmy est chirurgien, il pourrait peut-être nous faire un prix, ajouta Asia.

  — Vous êtes complètement cinglées... rit Aurora malgré elle face aux regards sérieux de ses amies.

  — Tout se passera bien, lui assura Joey en déposant sa main sur celle d'Aurora.

Ananas

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